G2 : Rencontre au sommet.

Nuit et brouillard. A peine 18 heures, et déjà le ciel était d'un noir d'encre, lourd et épais, comme empli de pois. Les lumières devaient être allumées vers cette heure-là, si on ne voulait pas se retrouver dans une chambre noire. Comme si l'électricité n'était pas déjà assez dure à se procurer. En Russie, on serait à la lampe à pétrole. Mais les Américains ont un de ces besoins de confort...

Dans la grande suite de l'ex-hôtel Ritz, désormais Quartier Général de ses Ottenki, Slavomir attendait. Vêtu de son plus beau costume Armani, un verre de vodka à la main, il était assis à une table sur laquelle était posée la fameuse bouteille de vodka (une fortune, que ça coûtait, maintenant ; quelle idée de la partager avec ces говнюки... (bâtards). Son larbin, un petit ukrainien nommé Pavel, venait de partir, et il était désormais seul dans cette grande chambre pleine de fioritures. Seul avec ses souvenirs...

"- Tu te fous de ma gueule, petit merdeux ? Tu sers à quoi ? Tu sers à quoi, hein ? Bah tu sers à rien ! Alors maintenant, tu y retournes, et tu me les achèves tous, femmes et enfants compris? Je veux plus voir un seul de ces bâtards vivant à la fin de ma clope ! Compris, sac à merde?"

La voix de l'adjudant Rosdronov le hantait encore. Depuis toujours, il haïssait les militaires. Jamais aucun sens à ce qu'ils faisaient, jamais. Et il devait rencontrer ce Campbell, qui lui brisait les couilles depuis bientôt 2 ans, en l'empêchant de faire ses petites affaires tranquillement. Un personnage, ce type. Après 24 mois à l'ignorer, il devait être sacrément dans la merde pour accepter une entrevue. Slavomir se savait en position de force. Tant mieux, d'ailleurs.

En retard. Mauvais plan. On ne fait pas attendre Slavomir Kirillovitch Dezrodnov. Jamais.

- Mais Général vous ne pensez pas...
-Oh si.

Et il était parti de la tour de la Mairie, vêtu d'un pardessus et d'un chapeau, comme un détective d'un roman de l'ancienne époque. Zack, Doyle, et 4 sous-officier l'accompagnaient pour cette mission de négociation. Tout le monde habillé en civil, pour passer le plus inaperçu possible. Une escouade de 6 jeep avait néanmoins été mobilisée pour surveiller l'orée du secteur corrompu, afin de tranquilliser l'Etat major à propos de la sécurité du Général. Ce-dernier espérait simplement ne pas tomber dans un traquenard, car les miliciens seraient obligés d'effectuer une expédition punitive relativement sanglante. Hawkwood n'avait pas besoin de massacres internes en cette période au vu des récents évènements...

Zack était d'humeur plus que tendue. Son tempérament explosif reprenait le dessus à chaque instant alors qu'il tentait de mitiger son attitude. Le sergent Doyle semblait plus posé, accordant une relative bonne confiance a Campbell et ses convictions. Le petit groupe passa ainsi de rues en rues, avant de déboucher sur les anciens quartiers de Business regorgeant à présent de tous les trafics inimaginables. Aucun miliciens en vue mis à part le petit groupe infiltré. Ici, les hors-la-loi avaient trouvés un refuge pour leurs petites affaires, en échange d'un tribu à la famille locale. Les visages transpiraient l'honnêteté à travers le brouillard des rues , pour tout dire.

- Halte.

Un homme à la carrure robuste se tenait face à la porte de l'hôtel, un revolver soigneusement placé dans sa gaine. Les soldats regardèrent les alentours d'un air défiant, la tension montant rapidement. Zen, le Général releva du pousse son chapeau suffisamment pour qu'un faisceau de lumière éclaire son visage, et que ainsi l'outsider le reconnaisse. Ce dernier grimaça méchamment, puis invita l'officier à entrer. Les soldats furent néanmoins bloqués à l'entrée, ce qui fit rager Zack. Encore un peu et il tuerait quelqu'un.

- C'est bon je m'en occupe.

Le Général Campbell accorda à ses hommes un regard confiant, qui les avait toujours déroutés. C'était peut être l'une des raisons pour laquelle il était parvenu à ce post. De toute façon, de nos jours, il ne faut pas être bien vieux pour vivre l'horreur et monter en grade...

Le couloir était bondé de mafioso à l'air revêche, faisant gonfler leur musculature au passage du militaire. Cette intrusion dans leur repaire ne semblait pas particulièrement plaire aux malfrats, et certains chuchotèrent des jurons et des menaces dans un coin, hésitant à attenter à la vie de cet officier. Mais en tant que négociateur, il bénéficiait pour l'instant d'une petite protection. Pour sortir, ce ne serait peut être pas la même chose, enfin.
Le premier étage contrastait étonnamment avec la misère des rues. Ici, l'ancien luxe avait perduré malgré le fléau, et une odeur d'argent planait dans l'air. Campbell en fut surpris. Il ne pensait pas que ces pillards urbains avaient réussis à conserver un tel niveau de vie.
La chambre du dirigeant en était d'autant plus luxueuse. Lui-même ne dormait que dans une pièce individuelle avec un strict nécessaire de confort pour méditer. Et dire qu'il pensait que c'était un avantage trop haut au vu de la situation de la ville.

Assis à une table, un individu ayant passé la quarantaine attendait, avec une humeur suffisamment glaciale pour refroidir la pièce malgré le chauffage. Son attitude était le type parfait d'un businessman, et quelques traits de son visage ainsi qu'une bouteille de vodka trahissaient ses origines. Slavomir Dezrodnov. Campbell ne l'avait jamais encore rencontré, auquel cas il l'aurait certainement jeté dans une cellule ou fait exécuté, si des tentatives d'évasions avaient lieues. Mais ce soir, il faudrait se contenter de discuter.
Silencieux, le Général retira avec lenteur son chapeau et accrocha son pardessus de coté, dévoilant ainsi son uniforme d'un vert pâle, où quelques médailles inutiles étaient accrochées pour signifier que oui, c'était bien lui le Général.
Découvert, le négociant attendit simplement un signe de vie de son interlocuteur. En tant qu'invité, il n'allait tout de même pas se permettre de froisser son hôte à la première parole.

Plus de bruit, d'un seul coup. Le rez-de-chaussée, d'habitude empli de vociférations et de bruits de lutte, venait de se taire tout entier, comme un seul homme. Il devait être là. Slavomir pria pour que ses hommes n'aient pas la stupidité de s'en prendre à lui. Mais il se rasséréna très vite : son petit laïus avait dû faire son effet. Personne ne rit vraiment lorsque le Loup promet la bastonnade à mort. Surtout lorsqu'il jure de l'administrer en personne. Encore une des raisons pour lesquelles le Russe détestait les militaires. Ils déléguaient, tout le temps, et encore plus en ce qui concernait la justice. La cour martiale statuait, et, loin des yeux loin du coeur, un homme se faisait abattre par douze balles plus une. Si ils voulaient vraiment la mort d'un homme, les officiers décorés, ils n'avaient qu'à la provoquer eux-même. Pour lui, un homme qui ne tue pas celui qu'il a condamné est un lâche. C'est pourquoi toutes les exécutions à mort qu'il a ordonnées ont été effectuées de sa main. Sa désormais si rouge main...

Des pas dans l'escalier. Lourds. Des pas de bottes. Pavel était revenu quelques minutes, astiquant fébrilement la table ; Slavomir le congédia d'un signe de tête, et le gamin s'empressa de décamper comme un insecte. Gentil, ce petit. Angoissé par tout, et surtout par l'homme qu'il servait, mais gentil et efficace. Il ne s'en séparerait pour rien au monde. Et puis, c'était le neveu de Tatiana, sa favorite. Quand bien même il le voudrait, il ne pourrait pas le dégager comme ça. Il était une des seules personnes en qui il avait aveuglément confiance, à tort ou à raison...

On frappa à la porte. Ce devait être lui. De sa voix grave et sèche, teintée d'un accent russe prononcé, il jeta d'un ton froid :

- Entrez !

On lui obéit. Il était enfin là, son adversaire de toujours. Plutôt grand, une carrure acceptable...Au moins pas un de ces gringalets promus par népotisme, si tant est que le népotisme ait pu subsister en ces temps troublés. Il avait sans doute déjà connu l'épreuve du feu. Oui, il pourrait discuter sans le renvoyer immédiatement. Pas un technocrate, mais un soldat. Un soldat ennemi, mais un soldat tout de même. Sans dire un mot, il se leva, posa son verre et regarda Campbell ôter son chapeau, révélant une chevelure blonde abondante (un effeminé...tsssss...même l'armée en a perdu), et son manteau. Lorsqu'il aperçut les décorations, le coin supérieur droit de sa bouche s'étira en un rictus méprisant. Ainsi donc ce..."Général"...était du genre à devoir montrer sa bravoure avec des bouts de métal. Mais après tout, si c'est avec des hochets que l'on mène les hommes...

Slavomir quitta lentement la table, et marcha vers le milicien d'un pas tranquille. Il ne chercha nullement à dissimuler le boitement de sa jambe droite, résultat d'un règlement de comptes avec un colosse des Black Dogs, qui avait violé et assassiné trois de ses filles. La justice, il la faisait lui-même...Mais il en gardait tout de même quelques stigmates. Arrivé à un mètre de son interlocuteur, il tendit une large main, tout en le fixant de ses yeux gris.

- Il était temps. Je commençais à me demander si nos amis toxiques ne vous avaient pas assailli en route.

Il eut un reniflement qui pouvait être naturel tout autant que signe de mépris, et poursuivit :

- J'espère que mes hommes ne vous ont pas trop mal traité, vous et vos collaborateurs. Ils sont un peu à cran en ce moment, avec toutes ces attaques...

Léger sourire de requin. Il faisait bien entendu allusion au camion qu'une dizaine de ses gros bras avaient détourné, et qui s'était fait assaillir par une horde de zombies. La milice était intervenue, mais étrangement les corps des Ottenki retrouvés étaient criblés de balles, et non de morsures...

Lentement, le "Parrain" s'était levé pour se diriger vers l'officier, le pas boitant. Un quelque chose de respectable dans son allure rassura Campbell. Avoir à faire à un ignare brutale et obsessionnel l'aurait très certainement fatigué. Les deux hommes avaient au moins ceci de commun, leur expérience qui les avaient menée à leur place actuelle. Seule la force des convictions peut encore permettre aux hommes de s'organiser de nos jours...

- Navré du retard. Mes collaborateurs ont voulu prendre le plus de précautions quant à ma sécurité. Des restes de protocole...

Serrant avec fermeté la main de vieux loup, il venait de lui rappeler discrètement que l'état major n'attendait qu'un simple prétexte pour raser ce quartier depuis quelques temps. Bizarrement, et le russe ne le savait peut être pas, les assauts contre les Ottenki avaient été modéré par le Général lui-même. En revanche, les affrontements en dehors de la ville étaient toujours monnaie courante. Et le mafioso sembla lui rappeler ce point en énumérant une des dernières escarmouches qui avait eu lieue.

- Vos subordonnés ont été tranquilles. Mes hommes sont aussi un peu agités, avec tous ces convois qui disparaissent mystérieusement, et ces civils agressés...

Bien qu'aucun sourire ne semblait éclairer le visage du gradé, son attitude n'était pas aussi froide qu'elle aurait dû l'être. Même en face d'un des pires ennemis de la milice, le Général semblait toujours avoir un sang froid incompréhensible.

- A ce propos, je suis venu ici pour nous permettre de diminuer la fréquence de ces échauffourées inutiles.

Il laissa en suspend sa phrase, prenant le temps d'analyser les comportements de son interlocuteur. Pur réflexe de stratégie militaire.

- Le plus grand fléau de tous reste, et devra rester l'infection. Nous avons perdu dernièrement contact avec des petites villes fortifiées à une centaine de kilomètres au sud. Je pense que vous savez ce que ça signifie. Des flux de réfugiés viendront certainement s'abriter à Hawkwood pour échapper à la menace. Il y aura peut être dans le lot des contaminés, et si mes hommes sont harcelés en ville par les Ottenki en plus des Black Dogs sur les flancs, nous risquons un foyer épidémique. Faîtes vos petits trafics dans vos quartiers, la milice n'y fera aucune incursion pour ce mois.

Les pièces étaient posées. Il aurait peut être pu attendre un verre de vodka pour parler plus tranquillement de tout cela, mais Campbell ne se sentait pas d'humeur à faire durer le suspens. Sans détourner les yeux du Loup, il se demanda quelle contrepartie ce dernier pourrait inventer pour faire pencher la balance un peu plus en sa faveur. Il était presque impensable qu'il ne tente pas de profiter de l'offre, un peu forcée, de la milice.

Le sourire de Slavomir s'élargit. Ainsi donc c'était ça. Un afflux de réfugiés du sud...Une nouvelle manne juteuse. Il devrait songer à étendre le krysha à tous les quartiers qui seraient réhabilités pour les survivants. Ce projet rangé dans un coin de sa tête, il reporta son attention vers Campbell. Il savait que quelque chose de mauvais se tramait pour la milice. Ils étaient en position de faiblesse, et le chef des Ottenki comptait bien en profiter. Toujours avec son sourire, il pivota et retourna s'asseoir à son bureau, invitant d'un signe de tête le Général à en faire autant. Prenant un verre, il l'emplit d'une bonne rasade d'alcool et le fit glisser de l'autre côté de la table. Si simple...Le Russe s'adossa encore plus profondément sur sa chaise, un bras passé par-dessus le dossier, son regard fouillant toujours dans les prunelles de l'autre. Quand il reprit la parole, ce fut d'une voix un peu plus amicale, et plus rêveuse, aussi.

- Mon prénom, Slavomir...En slavon, cela signifie gloire. Ou paix, selon l'époque. La gloire, j'en ai eu peu dans ma vie. Contrairement à vous, les militaires, je ne me suis jamais posé en sauveur du peuple. Les gens ne m'aiment pas, et je le leur rend bien. Quant à la paix...

Ses yeux, qui s'étaient perdus dans la brume de sa réflexion, revinrent fixer Campbell. Il durcit le ton.

- Je n'ai jamais été un homme de paix. Qui se dresse contre moi, je l'écrase. Ce doit être ma manière à moi d'exercer le pouvoir. Mais les temps ont changé. La trêve que vous me proposez me semble juste. Néanmoins...

Les conditions hypothétiques affluaient à cent à l'heure dans son esprit. En demander trop, pas assez...Tout était question de dosage. Et de négociation.

- Cependant, cela me coupe d'une source de revenus, et c'est plutôt problématique. M'occuper de vos camions m'apporte de quoi survivre. Là, vous me proposez une paix qui me rendra pauvre. Alors que je ne manque nullement de puissance pour rivaliser avec vos chiens de garde. Cet arrangement serait plutôt...injuste pour moi.

Son sourire éclairait toujours son visage. La seule chose qu'il attendait était que Campbell lui demande ses conditions. Il avait toujours apprécié la reddition chez l'ennemi. Il se demandait néanmoins si Campbell était du genre à plier. Certes il était aux abois, mais peut-être pas assez pour accepter les propositions ridiculement exigeantes qu'il s'apprêtait à faire. Qu'à cela ne tienne, tout fonctionne en palier. Demande-lui la lune, avant de lui demander les clés de sa caisse et sa femme top model en lot de compensation parce qu'il n'a pu te l'obtenir...

Décidément, parler d'argent à un homme d'affaire produisait le même effet qu'offrir de l'eau à un assoiffé. A la différence que ce-dernier en redemande toujours plus, sans y trouver de limite à son estomac...
La Russe devînt plus amicale, et invita le militaire à s'installer sur une chaise. Suite à un signe de tête entendu, il tira la chaise en arrière et s'assit strictement sur sa chaise, rejoignant ses mains sur la table. Une attitude de fer, tout comme il devrait négocier avec le vieux requin.

Un verre vînt buter contre ses doigts. Finalement, il y aurait tout de même un petit verre de vodka.
Campbell observa son ôte soudainement pris d'un air détaché, relaxé. Les "descentes de police" semblaient fatiguer le dirigeant. Mais, au vu de ses paroles, il n'en gardait pas moins une attitude suffisamment forte et glaciale. Les gens ne l'aimaient pas? Peut être que les extorquer avait peut être un rapport avec cette réaction. Mais le Général n'en dit rien et écouta en silence son interlocuteur, sans l'interrompre. Petit à petit, l'officier se faisait une peinture mémorielle de ce personnage. Les points faibles et les atout se rejoignaient doucement pour former le puzzle de sa personnalité.

Le russe venait de terminer. Après une hésitation, il avait attaqué le point des négociations avec douceur, lentement, pour ne pas être trop brusque. Il avait dû faire un très bon commerçant à l'époque.

- Cette trêve est juste, comme vous le soulignez si bien. Pendant que mes hommes meurent dévorés ou abattent des civils contaminés encore humains, hommes femmes et enfants en phase terminale, vous vous reposez dans des hôtels de luxe et gérez votre trafic urbain. Les survivants vont s'installer en ville et, ceux qui ne seront pas recrutés par la milice, seront sûrement soumis à votre loi, c'est inéluctable.

Le visage du milicien s'assombrit toutefois un instant. Les attaques sur les camions avaient causés la mort de très bons soldats, et parfois de toutes jeunes recrues. Les comparer à une source de revenue était une image déplacée.

- La milice encadre AgricoLife pour assurer un revenu équitable à chaque travailleur dans Hawkwood. Vous aurez toujours de quoi survivre, en plus de vos "loyers" sur les habitants, et le suspend des arrestations fertilisera vos productions durant une période encore incertaine.

Concernant l'équilibre des forces, il était inutile d'en parler. Tout d'eux savaient très bien qu'une guérilla ouverte entrainerait la perte de tous.
Le Général soupira discrètement, observa par delà les fenêtres les rues sombres et floutées du dehors. Il n'avait pas touché à son verre. L'alcool rendait l'esprit trop divague, et l'erreur est humaine. Paradoxalement, il ne pouvait s'autoriser le moindre faux pas.

- Vous savez, nous allons devoir cohabiter encore un moment. La pègre fait partie intégrante de la société, même l'ancienne. Chose que mes collaborateur de l'Etat major n'ont jamais saisi. Je préfère y voir un homme réfléchi qu'un abruti complet à la tête de sa plus grande organisation. "Choisis bien tes ennemis" me disait un ancien camarade. Je vous mettrais continuellement des bâtons dans les roues, mais je pense que nos deux factions sont liées d'une façon ou d'une autre.

Le Général Campbell détourna son regards des horizons sombres et fixa à nouveau le mafioso, d'un air à nouveau impassible. Les dirigeants pouvaient-ils se permettre de se perdre dans leurs songes?

Un militaire intelligent...Cela existait donc? Slavomir ressentait presque de la sympathie pour Campbell. Mais les images affluèrent dans sa tête : depuis bientôt 23 ans, pas un instant de répit. La petite fille, au corps criblé de balles, ses boucles blondes tirant sur le rouge, comme une mauvaise teinture. Cette babouchka au sourire édenté, qui s'était changé en rictus saignant sous les coups de crosse. La gamine, à peine 14 ans et violée par la moitié du régiment avant d'être donnée aux chiens du bord de la route...Ton oeuvre, que tout cela. Ton oeuvre, et celle de l'armée aussi. Il a l'air gentil, mais il est comme tes supérieurs de l'époque. Aucune de ces considérations internes ne se refléta sur son visage, redevenu de marbre. C'est d'un ton cassant comme du verre qu'il lâcha, en détachant toutes les syllabes :

- Soyez assez aimable pour ne pas vous poser en défenseur du peuple. Vous et moi faisons le même boulot, seulement je suis le seul à admettre mon immoralité. Vous osez dire que nous, les Ottenki, nous pillons, alors que vous réquisitionnez la moitié des denrées de la ville sans même laisser aux habitants de quoi se défendre ou se nourrir. Continuez à dire que vous faites cela pour le plus grand bien de tous, je me fiche de quelles excusez vous vous trouvez pour vous trouver héroïque le matin devant votre glace. Mais n'oubliez pas : nous faisons le même boulot, chacun d'un côté de la loi. Mais la loi n'existe plus, dans ce nouveau monde. Prenez garde à ne pas devenir moralisateur, les gens comme vous, je les connais...

Il n'avait même pas l'air énervé, juste tendu. Tendu et glacial. Il acheva sa diatribe par une goulée de vodka. Sans même sourciller sous l'assaut de l'alcool, il sortit de sa poche une boîte en métal contenant des cigarettes roulées à la perfection, puis la jeta sur la table, comme une invitation pour son interlocuteur. De la même poche, il saisit un briquet - un Zippo visiblement en argent massif, gravé de centaines de petits signes, des lettres aux formes étranges. Sans un regard pour le général, il lança tout en prenant ses premières taffes :

- Sur mon briquet est gravée une très vieille chanson russe...Si vieille qu'elle n'a pas de nom. Elle raconte l'histoire d'un loup qui erre dans la forêt, jusqu'à ce qu'il découvre la mer et qu'il s'aventure sur les flots. Comme il ne sait pas nager, il coule, et là il découvre, au fond de l'eau, une sorte de Paradis.

Slavomir se redressa brusquement, et posa un poing sur la table. Gravement, il énonça ses conditions.

- Trêve de plaisanteries. Contrôle total des quartiers est et sud, y compris les portes et les infrastructures. Le moindre milicien présent dans ces lieux sera exécuté. Bien entendu, vous ne vous opposerez pas à ce que les Ottenki font dans ce secteur. Il en ira de même pour votre côté. Monopole de la vente de munitions et d'alcool. Et surtout, vous n'irez plus vous fournir chez les Black Dogs, puisqu'apparemment vous ne les supportez pas. Les armes, la dope, c'est nous qui vous les fileront. A n'importe quel prix.

Le Russe eût un bref sourire, et prit une nouvelle taffe, plus longue que les autres. A bien y réfléchir, ses conditions n'étaient pas si inacceptables. Il exigeait juste la moitié de la ville, le monopole de la majorité des commerces et, indirectement, la possibilité d'éradiquer les Black Dogs. Deux doigts dans la bouche, et il siffla. Aussitôt, le petit Pavel arriva à moitié à quatre pattes dans sa précipitation de le rejoindre, et resta près de lui tête baissée en attendant les ordres.

- Pavel, dis à Tatiana que je n'irais pas la voir ce soir. Et apporte moi du rôti et des patates. Pour deux. Идите туда (vas-y).

L'influence du Général sembla un temps apaiser le parrain. Et puis, un brusque sursaut de volonté sembla corrompre ses pensées par une réticence presque incompréhensible, qui étonna Campbell. Ces attaques directes et ciblées... Quelque chose ne collait pas. S'il ne connaissait son interlocuteur que depuis quelques minutes, le militaire avait déjà réussis à se faire une petite idée de sa personnalité. Elle était forte, mais usait de subtilité pour casser la volonté adverse. Ses dernières paroles étaient agressives, menaçantes, mais surtout émotionnelles.
Il n'en restait pas moins un bloc de marbre. Enchaînant alcool et tabac, une aura de réflexion apparut autour du russe. Garret Campbell observa un instant les cigarettes à coté de son verre plein, mais n'y toucha pas non plus. Un défenseur du peuple? Le but était pourtant bien là. Mais la réalité était bien plus complexe qu'un simple dilemme entre le bien et le mal...
Sa voix se fit plus appuyée, et son regard plus perçant.

- Les gens comme moi conservent l'ordre qui vous permet d'y faire régner votre société personnelle, ne l'oubliez pas. Cassez cette balance et vous en découvrirez d'étonnantes conséquences.

Slavomir eut un mouvement rapide, comme un prédateur acculant sa proie, montrant les crocs. Oui, c'était bel et bien un loup.
Les conditions énumérées étaient tout bonnement extravagantes. La moitié de la ville, le contrôle total des portions sous sa juridiction, et une possibilité de renverser la situation si, dans un hypothétique si, les miliciens au front parvenaient à enrayer la menace et revenaient en ville pour reprendre leur juridiction.
Décidément, les officiers chargés de la garde de la ville n'auraient pas la plus mince affaire. Mais cette situation posait un réel problème à l'armée. Des escarmouches éclateraient irrémédiablement si les pillards s'aventuraient en dehors de leur territoire. Le front principal aurait donc très certainement des problèmes de ravitaillement...

Toujours renfermé et paraissant cette fois-ci presque froid, le Général remarqua un petit enfant arriver. Le russe lui intima quelques ordres, et le bambin repartit. Un enfant, et le nom d'une femme. Ce trafiquant n'était pas aussi antisocial qu'il voulait bien le faire croire.
Campbell redevint pensif. Le point des Black Dogs posait toujours problème. Ils seraient capable de tous les faire tuer en quelques assauts bien placés, juste au moment d'attaque de hordes. Il fallait réfléchir à un plan d'approche pour éloigner cette menace. La solution n'était pourtant pas loin.

- Les territoires ne bougeront pas. Vous êtes à l'Ouest de la ville, le point le plus exposé aux attaques de Black Dogs, je vous le rappel. Lorsqu'ils verront des mouvements de troupes vers le sud, ils ne se gêneront certainement pas pour profiter autant que vous de la situation. Dispersez vos forces, et vos territoires serons scindés en deux par vos clans. Après la prise de la base militaire, leur armement est au moins égal à celui de la milice, en plus de véhicules blindés qu'ils ont capturés.
Je ne parlais pas de cohabitation simplement pour la beauté du geste, mais dans notre intérêt commun.

Les pièces de la négociation bougeaient les unes après les autres. Les mafioso prendraient inévitablement un avantage avec cette situation, mais il fallait limiter ces possibilités autant que possible ou les adjoints du Général morfleraient lorsque ce dernier partirait pour le front...

Sa cigarette achevée, Slavomir laissa partir un jet de fumée en direction du plafond. La petite réplique cinglante du militaire le faisait rire intérieurement. Ah, ces paladins ! Tous les mêmes au fond. Justifier leurs travers immoraux au nom de l'ordre. Vraiment dépassé.

- L'ordre, mon cher Général, c'est le vôtre. N'oubliez jamais que ce n'est qu'une question de point de vue.

Pavel revint bien vite avec la pitance du soir, des pommes de terre à l'eau arrosées de beurre et un rôti de boeuf cuit à point coupé en tranches fines. Slavomir se servit lui-même une copieuse assiette, et en fit de même avec une deuxième, qu'il posa devant Campbell.

- Après avoir refusé ma vodka et mes cigarettes, peut-être accepterez-vous du moins un repas ? Vous allez finir par vexer votre hôte...

Il eût un rire qui ressemblait à un jappement. Il s'amusait bien, en fait, se sachant vainqueur d'office de cette joute verbale. Le gaillard avait un sacré coup de fourchette, et c'est en s'empiffrant qu'il écouta le petit laïus du milicien. En à peine trois minutes il avait fini son assiette, et il s'essuya le visage d'un air satisfait, tout en reprenant une autre cigarette.

- Fort bien. Dans ce cas, je garde mes prétentions sur le secteur ouest. Pas de miliciens, et pas d'ingérence de votre part. Représailles conjointes au moindre débordement des Dogs. Et ce que j'ai dit sur le commerce reste valable.

Encore un sourire. Il allait finalement arriver à obtenir ce qu'il voulait dès le début. Et peut-être même pourrait-il passer la nuit dans les bras de Tatiana, finalement...La fumée formait toujours un halo autour de sa tête...

Les négociations ne s'étaient pas passées aussi bien que le Général ne l'avait espéré, mais il en tira tout de même une certaine satisfaction. Il pouvait déléguer son autorité à l'état major central sans trop craindre pour eux durant les migrations du sud. Le bambin revînt alors avec un plat à l'odeur alléchante, même si le Général ne ressentait aucune faim. Le pessimisme, les raids, la mort... Tout cela lui avait coupé l'appétit depuis longtemps. Seule sa volonté pouvait encore l'obliger à manger, dans une optique de survie.

- Je dois pouvoir accepter ce repas après avoir décliné tant d'invitations, je suppose.

En face de lui, le mafioso déchirait le rôti à pleine dents. Le loup de Russie semblait d'humeur carnassière. Le militaire découpa quant à lui viande et patate avec méthodologie, sans hâte, mais préférant toutefois ne pas faire attendre son hôte qui terminait son repas avec une rapidité fulgurante. Le Loup vorace et l'Aigle prudent. Intéressant. A eux deux, ils pourraient peut être déchiqueter le Bâtard enragé qui sévissait à l'Ouest.

- Nous sommes donc entendu pour les termes de ce traité. Pour l'aide des miliciens, elle sera cependant maigre étant donné que la majorité seront mobilisés, même ceux en ville pour les besoins du front. Une unité sera cependant en alerte pour se charger d'éventuels véhicules blindés. Les derniers artilleurs de l'armée vous soutiendrons donc en cas de conflits musclé.

La milice disposait encore de quelques mortiers et lance-roquette emportés en ville avant l'invasion de la base. Ils devaient servir initialement à enrayer une menace de contaminés attaquant la ville, mais c'était pour la bonne cause. Les zombies et autres mutations ne méritaient peut être pas tant non plus, les mitrailleuses lourdes suffiraient à les contenir.

- Si vous le pouvez, fortifiez votre secteur, que se soit interne ou externe. Nous allons faire de même de nos cotés dans les prochains jours.

Il termina d'un dernier coup de fourchette son repas et s'essuya le coin des lèvres, en un soupire repu. L'officier avait prit l'habitude de manger peu en prévision de la situation à venir, et ce repas avait été un adversaire coriace. Mais avec un peu de volonté, on vient à bout de tout.

- Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, j'ai déjà suffisamment profité de votre hospitalité. Et les hommes dehors doivent s'impatienter, je préfèrerais qu'ils ne s'entretuent pas avec vos gardes.

Le Général recula alors sa chaise et se redressa de toute sa hauteur, son ombre marquant la pièce. L'avenir était joué, et il ne lui restait plus qu'à tirer sur les fils de la destinée avec suffisamment d'adresse pour y tirer profit. Dit comme ça, cela paraissait presque simple. La réalité serait toute autre.
Se saisissant de son chapeau, puis son pardessus, Campbell reprit son apparence plus discrète pour traverser les rues mal famées du secteur ouest, en pleine nuit. L'état major devait trembler en attendant un signe de vie de sa part. Mais avant de partir, le jeune vétéran se retourna vers le vieux loup gris et lui intima ces dernières paroles:

- C'était une rencontre intéressante. Je ne sais pas si je dois vous dire adieu ou au revoir, mais se sera avec plaisir.

Aucun sourire n'illuminait son visage. Pourtant, cette rencontre avait eu plus d'intérêt qu'il ne l'avait pensé. Mais le prochain face-à-face pouvait se faire dans tellement de conditions opposées qu'il était encore trop tôt pour songer à une nouvelle entrevue, qui aurait d'ailleurs été inutile.
Tout comme il était venu, le milicien sortit donc de la chambre et descendit les escaliers sous les regards noirs de la populace présente. Les soldats attendaient dehors avec impatience (même Doyle, ce qui étonna grandement le Général), et le petit groupe pu réemprunter les rues avoisinantes pour se rendre au QG de la milice, escortés par une petite escouade de jeep qui les attendait non loin.

Capitulation, donc? C'était si simple. Cependant, Slavomir sentit l'angoisse pointer en lui. Campbell avait le pouvoir de refuser ses conditions. Ou tout du moins il l'avait eu. La situation avec les réfugiés allait-elle donc être intenable à ce point pour qu'il cède aussi aisément? Cet afflux de nouveaux venus en ville n'allait donc pas seulement être une manne financière, mais également une source de problèmes...Lorsque le Général se leva pour partir, Slavomir se leva également, et lui serra la main.

- Ces négociations m'ont enchanté. Mais n'oubliez pas vos engagements. Une fois que vous et vos soldats auront quitté la zone, je ne veux pas voir un seul milicien sur mes terres. Mes hommes ont la gâchette facile, ne les tentez pas inutilement...

Un bref sourire froid. Puis il réagit à l'avertissement. Comme s'il avait attendu qu'un connard de militaire vienne le voir pour se défendre contre de pauvres junkies.

- Ne vous en faites pas. Le premier Dog qui approche à moins de cent mètres de mon territoire n'a pas l'occasion de retourner à la niche. Je l'éventre de mes propres mains avant qu'il ait eu le temps d'aboyer.

Puis il retourna se rasseoir, et se reservit un verre de vodka. Au moment où le milicien s'apprêta à passer la porte, il lança d'une voix rauque :

- Je ne sais pas si vous savez mieux que moi ce que sont ces créatures, mais...On ne risque pas de s'en débarrasser avant longtemps, non ? Alors...Bonne chance, avec les réfugiés. Il serait dommage que la milice vous perde et vous remplace par un puceau technocrate qui ne sait pas par quel bout on tient un fusil.

A ces mots, il leva son verre et porta une sorte de toast à son interlocuteur. Ils n'étaient pas si différents, en fait. Deux hommes durs, deux soldats. Deux remparts contre le chaos des Dogs et des zombies. l faudrait qu'il prépare ses armes et ses hommes : les lendemains allaient être difficiles Slavomir vida son verre d'un seul trait, et héla Pavel, qui accourut tel un insecte détalant.

- Va me chercher Tatiana.

A partir de demain matin, il s'occuperait d'hommes et d'armes. Mais pour cette nuit, bon Dieu, pour cette nuit, il avait Tatiana, il avait ses yeux, ses cuisses, ses seins et ses sourires, et il comptait bien en profiter jusqu'à la dernière seconde. Car en ces temps troublés, qu'est-ce qui garantit que cette nuit passée dans les bras d'une femme n'est pas la dernière?